« L’affaire de Prémanon [est] la plus poétique assurément de toute l’histoire des Soucoupes Volantes. Si quelque jour on fait un musée de l’innocence, une place attendrissante y sera réservée, j’espère, au pistolet à fléchettes du petit Raymond (…). »
Aimé Michel (20)
Petit village du Haut-Jura français, perdu quelque part sur la départementale 25, non loin de Morez, à deux pas de la frontière suisse, Prémanon est considéré comme un des hauts lieux de l’ufologie française, tels Valensole, Quarouble ou Cussac, et doit sa renommée à un incident datant du 27 septembre 1954, qui est devenu un charmant épisode du légendaire soucoupique. Yves Bosson nous livre ici ce véritable conte apologétique de l’innocence enfantine.
L’incident
Voici pour commencer le résumé de ce grand classique de l’ufologie, tel qu’il nous est conté dans la littérature spécialisée (19, 20, 22) et donc tel qu’il est généralement connu des ufologues eux-mêmes.
C’est à Mme Genillon [1], institutrice à Prémanon, que Raymond [2], le « témoin principal », 12 ans, relatera les faits : le 27 septembre 1954, à 20 h 30, alors qu’il pleut à verse, il joue dans la ferme de ses parents avec ses deux sœurs (Janine [3], neuf ans, et Ghislaine, huit ans) ainsi que son frère (Claude, quatre ans). Soudain, alors que le chien aboie au dehors, Janine arrive en courant : elle affirme avoir vu un « drôle de truc » dans la grange. Raymond se précipite, mais ne voit rien. En sortant de la grange, il se trouve face à un « fantôme » [4], « un gros morceau de sucre sur trois pieds » qui « brillait beaucoup » et se tenait à quelques mètres de là. Raymond ramasse des cailloux, les lance sur ce « drôle de truc ». L’un d’eux rebondit en produisant « une espèce de bruit de tôle ». L’enfant récidive en utilisant son pistolet à flèches. En s’approchant, il sent « une pression glaciale » qui le « couche au sol ». Alertée par les cris de son frère, Janine accourt et peut également observer « la chose ». Alors que les enfants s’enfuient, le petit Claude remarque une « boule de feu » qui oscille doucement, dans un champ à 150 mètres de là. Les enfants l’observent un instant puis rentrent chez eux en courant.
Le présent texte est la version numérique, revue et corrigée (“NdA 2024”), de l’article original paru dans l’ouvrage collectif, sous la direction de Thierry Pinvidic, «Ovni, vers une anthropologie d’un mythe contemporain», Bayeux, Heimdal, 1993, pp. 122-145.
Voici donc la trame générale de cette histoire, telle qu’elle nous est rapportée par MM. Guieu, Michel et Garreau. À y regarder de plus près, on se rend compte que les trois relations ne sont pas totalement identiques. Sans être pour autant contradictoires, elles n’en contiennent pas moins un certain nombre d’imprécisions. De plus, tous les textes relatifs à cette affaire comportent de multiples différences par rapport à ces trois versions standards. Il est ainsi impossible de connaître aujourd’hui le déroulement exact des faits, du moins tels qu’ils furent initialement rapportés par Raymond à son institutrice.
Enquêtes et absence d’enquêtes
La première enquête en date est à mettre à l’actif de la gendarmerie. Selon nos auteurs, c’est Mme Genillon, témoin de la narration originale de Raymond, qui, prenant l’affaire au sérieux, « avertit la gendarmerie des Rousses, village où se trouve la plus proche brigade, laquelle avertit son chef hiérarchique le capitaine Brustel, de Saint-Claude, la plus proche sous-préfecture » (20). Intervenant « 36 heures après l’incident », le capitaine Brustel prend l’affaire en main. Il découvre les traces (situées dans le pré survolé par la boule lumineuse) : « un cercle de 4 mètres de diamètre, dans lequel l’herbe est couchée dans le sens opposé à celui des aiguilles d’une montre, (…) quatre trous résultant de l’enfoncement de « coins » rectangulaires [5] de 10 centimètres de section, inclinés à 45˚, (…) un mât dressé à cet endroit par une colonie de vacances, portait des éraflures à 1,50 mètre de hauteur » et sur 15 centimètres de longueur. Au pied de ce mât, les enquêteurs notèrent la présence de « deux trous identiques aux précédents » (19, 22).
En fait, ce n’est pas un, mais deux rapports [6] – dont il sera question plus loin – qui furent dressés par la brigade de Saint-Claude (« enquête » du 29 septembre et « reconstitution » du 1er octobre). Notons que la littérature ne précise nullement ce point et ne donne aucune indication supplémentaire quant aux investigations des gendarmes. Bien qu’il s’agisse de documents importants, il y a tout lieu de penser que les rapports ne furent jamais consultés par l’un ou l’autre des nombreux auteurs.
La deuxième enquête est à porter au crédit de Charles Garreau. Il était, à l’époque, journaliste à La Bourgogne républicaine (affecté au service de documentation chargé du dépouillement des grands journaux régionaux [7]). Garreau prend connaissance de l’affaire [8] et réalise la seule investigation de type « ufologique » effectuée au moment des « faits », quelque « 3 à 4 jours » (28) à « une semaine plus tard » (20). Il semble que le rapport de Charles Garreau n’ait jamais été publié intégralement, pas même dans Ouranos, la seule revue ufologique de l’époque, à laquelle il collaborait.
Apparemment, Jimmy Guieu – en sa qualité de chef du service d’enquête de la Commission Internationale d’Enquête Ouranos – en reçut copie et l’utilisa dans son deuxième livre (19).
Quant à la relation qu’en donne A. Michel (20), elle a également pour origine le rapport de C. Garreau (les deux hommes se connaissent depuis la parution du premier livre d’Aimé Michel [9], augmenté de détails provenant de divers articles de presse [10].
Toujours est-il que ces deux versions diffèrent sur certains points de celle que C. Garreau finira par publier lui-même en 1975 (22).
La troisième enquête est l’œuvre du groupe Cosmos de Genève, une des toutes premières associations ufologiques au monde (puisque fondée au début des années cinquante). Les membres de Cosmos se sont rendus sur place un mois et demi après les faits. Jamais publié, le compte rendu de leurs investigations est resté inconnu bien longtemps. C’est en effet en 1979 que j’ai eu la chance de le dénicher. Les membres de Cosmos, Claude Comte et André Rosset, se sont rendus à Morez, Prémanon, au Mont-Fier (le domicile de la famille Romand, situé à deux kilomètres et demi du village) et à Saint-Claude. Laissons-leur la parole : « (…) M. Romand, le frère du fermier, (…) nie complètement l’existence des soucoupes volantes et il ajoute que le petit aurait menti aux journalistes et à la police. (…) Raymond étant présent, il a confirmé les dires de son oncle. M. Romand prétend que ni son frère, ni sa belle-sœur n’ont vu quoi que ce soit. Cette histoire émanerait d’après eux tout simplement d’une rédaction (composition) que l’enfant devait faire pour l’école. M. Romand (…) confirme que cette affaire a pris de l’ampleur à cause de la maîtresse qui a pris au sérieux le récit de l’enfant. Le petit Raymond nous certifie qu’il n’a jamais rien vu (il dit qu’il a rêvé). (…) À la question : peux-tu me dire la forme de cette soucoupe volante, il répond « il n’y a pas de forme puisque je n’ai rien vu ». (…) Qu’as-tu montré comme trace aux gendarmes, il répond ironiquement : c’étaient des traces de pieds de vaches. (…) À la gendarmerie de Saint-Claude : Un point intéressant, les gendarmes ont remarqué des traces en forme de couronne d’environ 3 mètres 50 de diamètre sur une largeur de 50 centimètres environ. Quant aux trous, les gendarmes prétendent que ce serait plutôt, comme dit (…) Raymond, des traces de bétail. (…) La première impression de la gendarmerie est que le petit Raymond n’a pas froid aux yeux et il nous confirme ce que nous savons déjà. (…) D’après le gendarme [Bourgeois], on remarque des traces dans le poteau qui pourraient être faites à la serpe ou au couteau. (…) Lors de son interrogatoire à la gendarmerie, le petit Raymond a toutefois bien déclaré être tombé ; à sa maîtresse il a raconté s’être évanoui, et à nous-mêmes il a dit qu’il ne se serait rien passé. Il ressort de cette enquête qu’il est extrêmement difficile d’obtenir des renseignements dans ce milieu. Les déclarations sont toutes contradictoires et ne se confirment jamais. Il est difficile de se faire une opinion après cette enquête et nous ne pouvons pas dire que la seule trace (…) puisse suffire à prouver l’atterrissage d’une soucoupe volante. » (18)
Inutile d’insister sur la valeur de ce document qui redevint d’actualité lors de la publication du livre de G. Barthel et J. Brucker (25). Ces deux auteurs se sont intéressés à la vague de soucoupes volantes qui déferla sur la France à l’automne 1954, et plus particulièrement à l’affaire de Prémanon, un des rares cas documentés de l’ouvrage. Au cours de leur enquête menée en 1978, ils réussirent à retrouver Raymond et son père. Voici leurs conclusions : « (…) Précisons que l’institutrice avait demandé les jours précédents aux enfants de réfléchir aux histoires de « Martiens » qui défrayaient l’actualité de l’époque. (…) Le fait que Mme Genillon ait sous-estimé l’imagination des enfants lorsqu’elle leur a demandé de réfléchir sur le sujet des « Martiens » fournit la clef de toute l’affaire, l’esprit inventif des gosses avait fait le reste. Quelques mètres carrés d’herbes foulées par des animaux, un piquet à l’écorce éraflée, par n’importe quoi du reste, et nous étions en possession d’un des cas les plus solides de la littérature ufologique. » Je précise que G. Barthel et J. Brucker n’avaient aucune connaissance du rapport du groupe Cosmos puisque c’est à l’époque où paraissait leur ouvrage que je l’ai déniché. On notera la convergence des deux enquêtes, pourtant effectuées à 24 ans d’intervalle.
Un scénario
Malgré ces informations concordantes, je me suis tout de même décidé à enquêter sur cette affaire. Réalisées trop rapidement, les investigations précédentes ne permettent pas de comprendre le détail de la formation du récit. Et tous les acteurs de l’époque n’avaient semble-t-il pas été consultés, ou alors trop superficiellement. Je me rendis donc sur place à trois reprises, en 1984 et 1985. On peut penser qu’il n’est plus possible, trente ans après un événement de ce type, de recueillir des données nouvelles à son sujet. À ma grande surprise, les recherches allaient pourtant démontrer le contraire.
Après avoir procédé à une enquête de voisinage, retrouvé M. et Mme Genillon, Raymond, des membres de leur famille et des amis, ainsi que Claude Comte (enquêteur de Cosmos), Louis-Albert Zbinden (journaliste à la Radio Suisse romande), les trois fils du Capitaine Brustel, Julien Prost (maire de Prémanon à l’époque des faits), après avoir conversé avec Charles Garreau, M. Vuillermoz (gendarme ayant participé à l’enquête officielle), Janine et quelques autres, je suis en mesure de présenter une reconstitution assez probable (quoi que fragile, certaines informations étant parfois contradictoires) de ce qui s’est produit dans ce petit village, en cette fin du mois de septembre 1954.
Nous sommes le mardi 28. À l’école du village, une toute jeune institutrice a proposé à ses élèves un travail de rédaction. Raymond et ses petits camarades rendent leur copie. Le sujet est libre, « l’institutrice demandait pour des rédactions, ce que l’on appelait à ce moment-là des textes libres. Donc, on pouvait raconter des événements réels ou des événements inventés, bref, il n’y avait pas de limitation » précise Raymond (35). Contrairement aux affirmations de G. Barthel et J. Brucker ainsi qu’au récit d’une personne du village, l’institutrice n’avait alors certainement pas demandé aux enfants de réfléchir aux « histoires de Martiens » qui faisaient la « une » des journaux de l’époque. Elle n’a pas non plus consacré de cours à ce thème. Nous verrons plus loin comment une lecture attentive du récit de Raymond, à travers les différentes versions que nous en connaissons, tend à confirmer ce point.
« Raymond était très évolué pour son âge, il est très imaginatif et très intelligent » nous explique une habitante de Prémanon qui l’a bien connu. De même, le maire de l’époque nous parle de « l’imagination débordante » de Raymond. C’est de cette imagination qu’émane le récit que nous connaissons, sous une forme probablement moins élaborée.
La célèbre rédaction de Raymond restera à jamais inconnue : « Je n’ai pas pensé à la garder. Je ne pensais pas qu’elle deviendrait historique », nous explique Mme Genillon (29). Raymond a sans doute rédigé son texte comme s’il avait vécu l’histoire. Il se met lui-même en scène, avec ses sœurs et son frère. « J’ai inventé l’affaire de toutes pièces », précisera-t-il ! (27) L’institutrice sous-estime probablement la capacité d’invention du jeune Raymond. Y aurait-il eu, à un moment donné, volonté de mystification de sa part ? Je ne le pense pas. L’autorité de l’institutrice aidant, il n’a probablement pas osé la contredire lorsqu’elle prit son histoire au sérieux. Raymond ne peut alors déjà plus revenir en arrière. Il tombe dans le piège de la « fuite en avant ». Et le contrôle de son récit imaginaire lui échappe.
L’institutrice s’en empare ; elle trouve le récit curieux. Elle en parle tout naturellement à son mari qui jouera dans cette affaire un rôle primordial. Il retrouve et interroge Raymond, qui explique : « il est venu me voir et il m’a demandé ce que j’avais vu. Bon, j’ai dû lui répéter plus ou moins la même chose, il m’a peut-être même suggéré : est-ce que tu n’aurais pas vu ceci, pas vu cela et à 12 ans, on peut facilement être impressionné par le mari de son institutrice. J’ai continué à dire “oui, oui” ! T’as vu ceci, j’ai dit “oui, oui”, t’as vu cela, j’ai dit “oui” ! C’est ainsi que de fil en aiguille, s’est bâtie l’histoire que certains peuvent connaître à l’heure actuelle » (35).
Quant aux autres « témoins », on se demande ce que des enfants de huit ou neuf ans, pour lesquels il devait s’agir d’un jeu, ont bien pu expliquer ? Probablement ont-ils, tout comme leur grand frère, feint d’y croire ! Pour Mme Genillon, les sœurs de Raymond ont raconté « pratiquement la même chose, sous une forme un peu différente » (29). Et, de fait, en voyant la tournure que commençaient à prendre les événements, Raymond avait demandé à Janine, sur laquelle il avait un certain ascendant, de répéter ce que lui-même aurait à déclarer. La plupart du temps d’ailleurs, Janine et surtout Ghislaine évitaient de rentrer dans le jeu des questions-réponses (35). « Il m’a dit de dire la même chose que lui, oui, mais moi, je n’ai pas eu affaire aux journalistes, c’est Raymond qui a eu la presse, c’est pas moi » (rires). (39) Quant au petit Claude, inutile de préciser qu’aucun auteur n’a songé à s’interroger sur la valeur que l’on peut attribuer au témoignage d’un enfant de quatre ans…
Toujours est-il que le récit de Raymond a plus de poids que celui de ses sœurs. Il y a incertitude – et deux versions principales – quant à la suite chronologique de l’affaire. Selon M. Genillon, il aurait lui-même rapporté les propos de Raymond à M. Ribatto, un ami photographe, par ailleurs correspondant du Progrès à Saint-Claude. « Je lui ai relaté ce que les enfants avaient vu. Il en a fait un article » (30). Je n’ai jamais retrouvé ce papier [11] qui aurait dû logiquement paraître le mercredi 29 septembre et déclencher l’intervention des gendarmes, comme le mari de l’institutrice l’explique lui-même : « Je pense qu’à la parution de l’article, la gendarmerie s’est renseignée auprès du journal qui a donné ses sources » (30). Or, le premier rapport établi à cette occasion ne fait nullement mention de l’origine journalistique de l’information (contrairement au second) et il paraît douteux que la gendarmerie ait pour habitude d’enquêter à la suite d’informations diffusées par la presse, d’autant qu’il n’y avait en la circonstance aucun acte délictueux.
Retour à la case départ ! Je contacte à nouveau M. Genillon, dans le but de lui faire part de mes remarques. Il confirme avoir bien informé M. Ribatto, lequel – variante dans le circuit de l’information – « était très ami avec le capitaine Brustel de la gendarmerie de Saint-Claude » (38). M. Ribatto aurait ainsi fait l’impasse sur sa fonction de correspondant pour privilégier des liens d’amitié !
Deuxième version, qui n’est d’ailleurs pas exclusive de la première : pour M. Vuillermoz, qui commandait provisoirement la section de Gendarmerie des Rousses, « c’était M. Genillon qui m’a fait connaître cette affaire. Par la suite, j’en ai prévenu le capitaine Brustel » (37). Toujours est-il que, d’une façon ou d’une autre, la relation de Raymond parvient aux oreilles des gendarmes. Si, à ce stade, l’affaire échappe en partie à M. Genillon, son rôle dans cette affaire n’est pas pour autant terminé.
Nous sommes en pleine vague de soucoupes volantes et, dans quelque sphère hiérarchique, on estimera qu’une enquête sur place s’impose. C’est l’adjudant-chef Dubois, « commandant provisoirement la section de Gendarmerie de Saint-Claude » (1), qui signera le rapport de la toute première enquête, à laquelle le capitaine Brustel semble avoir participé, assisté des gendarmes Vuillermoz, de la section des Rousses, et Bourgeois, photographe de la section de Saint-Claude (18). Accompagnés du maire de Prémanon, ils enregistrent le récit de Raymond.
Le rapport de gendarmerie est daté du 29 septembre. Étonnant rapport, dans lequel l’auteur se contente de résumer l’affaire : pas de rapport d’audition de témoins, pas d’enquête, pas de plan de situation, pas de photographies… La valeur de ce document est cependant capitale puisque sa rédaction n’est que de 48 heures postérieure aux faits. Ce premier document jamais écrit sur le cas de Prémanon, où l’on relève quelques inévitables différences par rapport aux sources ufologiques, semble relativement neutre : on ne note aucun parti pris, pour ou contre la réalité des événements. Outre un rapide résumé de l’histoire, entièrement rédigé au conditionnel, le rapport précise : « leurs parents (…) auxquels les enfants ont relaté les faits n’ont pas voulu leur accorder le moindre crédit (…). Ils désirent que leur nom ne soit pas révélé. La publicité de cet événement a pour origine le récit que les enfants en ont fait à leur institutrice qui semble avoir ajouté foi à leurs dires. » Bien que, selon toute vraisemblance, les traces au sol furent découvertes lors de cette enquête, on n’en trouve nulle part mention dans ce document.
Suite à l’intervention des gendarmes, le correspondant local de La Bourgogne républicaine fait son travail et, avec lui, c’est la presse qui s’empare à son tour de l’affaire. Son article, le premier d’une longue série, paraît le jeudi 30. On y apprend qu’ « (…) à l’endroit indiqué par [Raymond], les gendarmes relevèrent de vagues traces. »
Le deuxième rapport, daté du lendemain, vendredi 1er octobre, nous apprend qu’« en raison de certaines informations de presse plus ou moins exactes » (cinq articles paraissent ce jour), le capitaine Brustel, commandant la section de gendarmerie de Saint-Claude, « a cru devoir procéder à une nouvelle enquête » (7) ; il mentionne l’existence de traces « dans la direction où la lueur rouge a été vue se balançant au ras du sol, mais à une distance légèrement supérieure [12] (200 [13] mètres environ), on remarque sur le sol herbeux une large couronne dont les cercles extérieur et intérieur ont respectivement 3 mètres 50 et 2 mètres 50. (Ce qui va dans le sens des informations obtenues par le groupe Cosmos (voir supra). On remarquera, avec Claude Maugé (26), qu’il y a là une « sérieuse contradiction » avec les sources classiques.) Malgré les chutes abondantes de pluie de ces derniers jours et le piétinement des curieux, elle apparaît encore clairement et parfaitement dessinée. Sur sa surface entière, l’herbe est couchée et orientée dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. » (7). Malheureusement, selon le rapport du groupe Cosmos, le gendarme Bourgeois « n’a pas jugé utile de prendre des photographies » des traces. Selon cette même source, Raymond répète inexorablement la même histoire aux gendarmes « parce que je l’avais dit à ma maîtresse ».
En fait, l’intervention du capitaine Brustel ne peut être qualifiée d’enquête. Là encore, on ne trouve, dans le rapport, ni compte rendu d’audition de témoins, ni rappel des faits, mais des appréciations personnelles : « Bien que les parents persistent à croire ou à faire croire que le fond de l’affaire est inexact, les jeunes témoins restent affirmatifs. Un scénario ne saurait être a priori si bien monté s’il était simplement le fruit de l’imagination de ces jeunes enfants qui, par ailleurs, ne varient pas dans leurs déclarations. » Sur ce dernier point, M. Genillon précisera que les fillettes s’étaient contentées de répondre par l’affirmative aux questions des gendarmes. Le rapport se termine par cette mention laconique pour le moins étonnante : « Il n’a pas été possible de recueillir d’autre élément. » !
De nouveaux articles de presse paraissent le samedi 2 octobre. Le week-end des 2 et 3 s’annonce chargé : un grand nombre de curieux défilent, qui font de Prémanon la principale attraction touristique de la région. Selon la tenancière du café du village, « il a même fallu déplacer une machine agricole pour les laisser passer ». Raymond était parfois contraint de s’éclipser : « lorsque j’entendais des voitures, j’étais à peu près certain que c’était des journalistes (…) qui venaient m’interviewer. Alors, ce que l’on faisait avec ma sœur, on se cachait dans les bois… » (35).
La presse quotidienne, régionale puis nationale et internationale, la presse à sensation, les ouvrages de spécialistes enfin, en France et à l’étranger, emprunteront tour à tour ce récit au point d’en faire un grand classique du genre. L’affaire échappe alors définitivement au village…
Et les traces ?
Bien qu’aucun atterrissage n’ait jamais été mentionné dans cette histoire, des traces sont donc curieusement rapportées, en premier lieu par les gendarmes, dans la direction où la boule de feu fut observée par nos jeunes témoins, mais à une distance différente… Voici un petit florilège de ce que j’ai pu lire et entendre quant à leur origine :
• « Les traces, c’est la soucoupe » : se reporter à la plupart des références indiquées en A et B, dans la bibliographie en fin d’article. Pour résumer, le fantomatique-morceau-de-sucre-pilote-de-la-soucoupe, plutôt que de se poser en plein milieu du pré (voir cliché), aurait perdu le contrôle de son véhicule : « On suppose que l’engin, en se posant, a éraflé le mât : il s’en serait alors écarté de quelques mètres avant de se poser. » (22)
• « Les traces, c’est la colo » : pour certains habitants du village, les traces résulteraient de marques laissées sur l’herbe par une tente de la colonie de vacances d’Autun, qui, en 1954 comme en d’autres années, avait installé à Prémanon son campement estival. C’est d’ailleurs à cette colonie qu’il est fait allusion dans la littérature lorsqu’il est question du fameux mât « dressé ici par une colonie de vacances » (voir cliché).
• « Les traces, c’est la baraque » : selon des fermiers voisins de la maison Romand, c’est une petite baraque en tôle, un abri destiné au curé qui avait la responsabilité de la colonie, qui serait à l’origine des traces au sol. Cet abri fut démonté à la fin des vacances, courant septembre, laissant apparaître des trous dus à l’utilisation de poteaux ayant servi à la fixation de la construction.
• « Les traces, ce sont des vaches suisses » : pour Raymond, « il n’y avait pas de traces spéciales. (…) Il y a eu un troupeau de vaches suisses, c’est-à-dire un de ces troupeaux de transhumance, avec des dizaines de vaches qui sont passées dans le champ entre le moment où j’ai raconté mon histoire et le moment où les journalistes sont passés. Comment pouvez-vous retrouver des traces de soucoupe volante dans un champ qui a été piétiné ? » (35) Voilà qui confirme les propos rapportés plus haut du gendarme Bourgeois et… du même Raymond, 37 ans plus tôt (18).
• « Les traces, c’est n’importe quoi » : pour Janine, les éraflures notées sur le mât furent causées par les enfants de la colonie qui « avaient mis un poteau, ils y mettaient leur drapeau et puis ils faisaient des jeux autour » (39). Pour G. Barthel et J. Brucker (25), il s’agit d’un « piquet à l’écorce éraflée, par n’importe quoi du reste » !
Voilà donc pour un échantillonnage de ce qui se dit des différentes traces relevées dans le champ ! En matière d’hypothèse explicative, il ne reste plus au lecteur qu’à faire son choix ! L’erreur serait de considérer ici que certaines descriptions sont à rejeter, d’autres à accepter et de vouloir à tout prix les opposer. Rien ne permettant a priori d’exclure qu’elles puissent être complémentaires, une proposition peut fort bien ne pas être exclusive d’une autre ! Ainsi, l’endroit précis du survol de la boule de feu étant, et pour cause, indéterminé, il peut y avoir eu dans un périmètre restreint : des traces de pieds de vaches, de l’herbe écrasée par une tente de camping, des trous dus à des piquets de fixation, un mât servant de poteau de but et dont l’écorce est arrachée sous l’action du ballon et même, pourquoi pas, de véritables traces d’atterrissage de soucoupe volante…
Et le fantôme ?
Fallait-il rechercher, par exemple dans le folklore local, l’origine des motifs qu’aurait pu emprunter Raymond pour établir la description de l’entité fantomatique ? Ces motifs auraient-ils d’ailleurs existé que cela n’eût constitué en fin de compte qu’une coïncidence ! Il m’a, en effet, suffit d’écouter Raymond pour connaître la source de son inspiration. Pour rédiger son texte libre, il a emprunté un banal épisode de la vie quotidienne qu’il a transformé, comme il nous l’explique : « On habitait à côté d’un berger qui s’occupait de troupeaux d’une ferme suisse et c’était la transhumance d’hiver, c’est-à-dire que les troupeaux devaient descendre la montagne et retourner en Suisse. Alors, ce qui s’est passé, c’est qu’un jour, j’ai inventé une histoire, comme quoi ce berger suisse nous aurait fait peur. Je pense que ce berger, qui vivait seul, venait de temps en temps nous voir, il avait une grande cape et pouvait avoir l’allure d’un fantôme. Il est évident qu’à partir de ceci on pouvait broder l’histoire du fantôme. » (35) À l’époque, un article d’Ici Paris (15) confirme d’ailleurs l’existence de ce berger. L’« envoyé spécial » du journal avait en effet prit la peine d’enquêter sur les lieux. Son témoignage, qui, 37 ans plus tard, confirme celui de Raymond, est essentiel : « Depuis quelques heures déjà, les troupeaux du pâtre suisse avaient traversé la cour de la ferme des Romand (…) Le pâtre suisse était à la maison, et Raymond voulut sortir. Pour se dégourdir les jambes, dit-il. » Ainsi donc, le pâtre était à la ferme, comme le fantôme…
Transfert d’imagerie
En reprenant les textes d’époque, on s’aperçoit que Raymond ne mentionne jamais lui-même les termes de « soucoupe volante » ou de « Martien ». La seule expression qu’il utilise est celle de « fantôme » : les enfants « avaient vu des “fantômes”, et c’est aux grandes personnes (…) que l’idée de la Soucoupe Volante vînt pour la première fois » (20). « Il faut noter aussi que ce ne sont pas les enfants qui ont parlé de “soucoupe volante”, mais les adultes, après leur récit » (22). « Les enfants n’utilisèrent jamais le terme de “soucoupe” ou de “Martien”. Ils dirent et répétèrent qu’ils avaient vu un “fantôme”. L’idée d’une “soucoupe volante” fut employée par les adultes à Prémanon. » (21) « Il n’a jamais parlé de “Martien” lui-même. Ça, c’est l’interprétation qui en a été donné par les médias » (29). « Les ovnis, je n’en avais jamais entendu parler. Il s’agissait pour moi d’une histoire de fantôme » (27).
La cause est entendue. Une histoire qui, si elle ne s’était pas produite au cours de l’automne 1954, appartiendrait peut-être au registre des apparitions de fantômes, figure désormais en bonne place dans les catalogues spécialisés de « rencontres rapprochées ». En ce sens, ce n’est pas tant l’enfant Raymond qui fut influencé, mais bien plutôt les adultes. Même dans ce petit village du Haut-Jura, il était désormais question de « soucoupes volantes ». La vague française la plus fantastique de l’histoire des ovnis n’épargnait aucune région et se développait à toute vitesse. Cette banale invention d’enfant fut alors prise au « piège » de l’ovni : promue à un brillant avenir de « cas classique », elle fera bientôt le tour du monde, échappant définitivement à tous ses acteurs. Et l’affaire de Prémanon, juste retour des choses, contribuera à enrichir la thématique des soucoupes volantes… dont elle est elle-même issue.
Portraits
Laisser parler les acteurs, se donner la peine de les écouter, c’est mieux comprendre le détail de la formation du récit, la construction progressive du cas, c’est mieux percevoir aussi l’ambiance de l’époque et s’en imprégner, c’est mieux déterminer, enfin, quel fut le contexte social d’où émergea l’histoire que nous connaissons. Voyons donc d’un peu plus près quels sont les principaux acteurs du cas présent :
• Raymond en 1954
Héros malgré lui, « coupable » mais surtout victime, l’histoire issue de son imagination fertile ne tardera pas à lui revenir, tel un boomerang. Pris au piège de son propre récit, il sait fort bien que révéler la vérité serait, dans le même temps, faire passer son institutrice pour ce qu’elle n’est pas. Or, entretenant de très bons rapports avec cette dernière, il ne peut se résoudre à agir de la sorte. Handicapé par sa timidité, il doit malgré tout assumer la situation, puisqu’il ne peut plus revenir en arrière. Il est alors partagé entre le désir de fuite (parfois pris au sens propre du terme, puisqu’il disparaît derrière les fourrés à l’approche de journalistes !) et celui de résistance. Il parvient d’une certaine façon à gérer cette contradiction interne : ne pas avouer son espièglerie peut également représenter pour lui la marque d’une certaine fierté vis-à-vis du mari de son institutrice, un moyen d’affirmer sa personnalité, de montrer peut-être aussi son indépendance par rapport à des parents qui réagissent mal à la soudaine célébrité de leur fils, gênés par une histoire qui les place tout à coup sur le devant de la scène… et face au fait accompli. Car Raymond a désormais des alliés de poids : l’institutrice, son mari, qui l’assiste et joue en quelque sorte le rôle d’attaché de presse… les journalistes et, mieux, des gendarmes…
• Le contexte familial
Bien qu’originaire de Prémanon, la famille de Raymond n’y est établie que depuis un an ou deux. Nouvellement venue, excentrée géographiquement (elle habite une ferme située en dehors du village, ce qui oblige les enfants à faire 5 kilomètres de marche tous les jours), elle est aussi victime d’un « isolement spirituel » : devenue adventiste, elle se trouve être en opposition par rapport à la communauté catholique. Pour donner un exemple : les enfants ne se rendent pas en classe le samedi (15). Enfin, des querelles de voisinage, toujours présentes dans les campagnes, n’arrangent rien. On conçoit, dans ces conditions, les difficultés d’intégration sociale de cette famille, d’autant plus qu’elles sont augmentées de difficultés matérielles. À l’époque, en effet, la vie était particulièrement pénible : les revenus de la ferme ne suffisaient pas à subvenir aux besoins et le père de Raymond devait, de surcroit, travailler à la ville.
On ne peut donc exclure, en partie, un effet de compensation psychologique : Raymond aurait un moment exploité la situation pour s’échapper du quotidien, de la marginalité dans laquelle il se trouvait.
• Raymond en 1991
Après les événements, Raymond restera encore trois ans à Prémanon. Il ira ensuite poursuivre ses études en Suisse. Il est actuellement professeur de neurobiologie. Avec le temps, quel regard porte-t-il maintenant, en tant que scientifique, sur cette affaire ? « Ma carrière scientifique (…) m’a permis d’avoir un certain recul par rapport à ce que j’ai pu faire, de comprendre pourquoi je l’ai fait et pourquoi d’autres personnes peuvent le faire (…). Beaucoup de choses se disent dans le monde et sont transformées. Il y a énormément d’intermédiaires, et l’on sait très bien que leur nombre va grandement modifier l’information première. (…) Voir comment une information peut être déformée est une leçon. Ce qui me laisse quelque fois sceptique par rapport à ce que je lis et je vois, c’est comment on peut, à partir d’un rien, créer une légende. C’est intéressant de le voir, de l’avoir vécu soi-même ; il faut, je pense, l’avoir vécu soi-même pour le croire. » (35)
• L’institutrice
Récemment mariée, jeune (environ 25 ans) et « jolie », diplômée depuis peu de l’École Normale et donc sans grande expérience professionnelle à l’époque, Mme Genillon n’est, elle aussi, à Prémanon que depuis quelques mois. Raymond sera d’ailleurs le premier élève qu’elle mènera au certificat d’étude. Entretenait-elle des contacts avec les habitants du village ? « Vous savez, c’était des montagnards qui étaient rudes, à l’époque. Ils n’étaient pas ouverts. J’avais de très bonnes relations avec les enfants, mais, finalement, les parents je les voyais très peu. Par contre la famille de Raymond a toujours été très gentille avec moi. » Voilà qui semble confirmer la difficulté d’intégration des acteurs au sein du village.
Lors de nos premiers entretiens, Mme Genillon pensait toujours que la relation initiale que lui avait faite Raymond correspondait à la réalité. Depuis, après avoir revu Raymond (ils se fréquentent toujours), son opinion a évolué : « Comme à l’époque toutes ces histoires étaient dans l’air, il est possible que ce soit les adultes qui aient, au contraire, affabulé. » (38)
• M. Genillon
Pierre angulaire de toute cette affaire, nous lui sommes redevables d’avoir joué les intermédiaires entre Raymond d’une part, les gendarmes et les journalistes d’autre part. Il les aura probablement pilotés sur place. M. Genillon est une des rares personnes à considérer aujourd’hui l’affaire comme « authentique ». Il s’intéresse depuis lors aux ovnis. Titulaire de la carte d’enquêteur n˚ 862 de Lumières dans la Nuit, un groupe privé d’étude des ovnis, il connaît différents autres cas s’étant déroulés dans la région.
• Le capitaine Brustel
Il constitue la grande énigme, le seul acteur qu’il ne m’a pas été donné de rencontrer personnellement (il est décédé voici trois ou quatre ans). Essayons, tout de même, de savoir pour quelles raisons il est revenu une deuxième fois sur les lieux, pourquoi son rapport paraît si favorable à l’authenticité du récit, pourquoi enfin les procès-verbaux de gendarmerie sont si sommaires.
Est-il possible que les gendarmes aient eu connaissance du fin mot de cette histoire, ce qui expliquerait des rapports si succincts au désintérêt patent ? Le maire de Prémanon avance une première réponse, dont la brièveté n’a rien à envier à celle des rapports en question : « Brustel n’y croyait pas ! ».
J’ai, alors, consulté les fils du capitaine Brustel :
– Est-ce que votre père, à l’époque ou plus tard, s’était intéressé au sujet des soucoupes volantes ?
– « Non, puisqu’il était dans la gendarmerie. Il avait fait une enquête ; les gendarmes se devaient de faire un rapport. »
– Mais est-ce qu’il s’intéressait à titre privé à ces phénomènes ?
– « Non, il ne s’y intéressait pas particulièrement. »
– Il ne lisait pas des livres ou des articles relatifs à ces sujets ?
– « Non, ce sujet ne l’avait jamais vraiment intéressé. Il était simplement allé à Prémanon dans le cadre de son travail de gendarme. »
– En parlait-il à la maison ? À table ?
– « Non, non ! »
J’interroge un autre fils et j’apprends que le capitaine Brustel ne croyait pas aux soucoupes. « Il prenait ça plutôt pour des farces ! »
– Il était sceptique alors ?
– « Oui, tout à fait sceptique [rires]. » (36)
Après avoir obtenu encore l’avis de l’ainé des trois fils qui confirme les déclarations de ses frères, je retrouve un gendarme ayant participé à l’enquête, aux côtés du capitaine Brustel, M. Vuillermoz :
– « Ça nous a paru, enfin personnellement, moi ça m’a paru un petit peu gros. Tirer sur un bonhomme métallique avec un pistolet à flèches, ça fait tout de suite penser à une histoire de bandes dessinées. (…) Mais par contre, j’ai quand même été impressionné par les deux emplacements [mon interlocuteur persiste et signe : il y a bien eu, selon lui, deux cercles d’herbe écrasée !] qui avaient été désignés et je me suis dit, est-ce que Raymond n’a pas brodé sur cette affaire, n’a-t-il pas réellement vu quelque chose dans le champ, parce qu’il y a quand même ces traces, qui paraissaient vraiment suspectes. (…) En tant que gendarme ou enquêteur, on était bien obligé de s’y intéresser. »
– Et il s’y intéressait à titre personnel, le capitaine Brustel ?
– « Il s’y intéressait seulement à titre de capitaine de gendarmerie, d’enquêteur. »
– Et vous vous souvenez de ce qu’il en avait pensé lui-même ?
– « [silence] On en a discuté. Comme moi il a émis des doutes, surtout au sujet de l’histoire de cette apparition du petit bonhomme en acier. On a vraiment cru quand même à quelque chose quand Raymond nous a parlé des deux boules de feu qui étaient dans le champ et on se disait que ça c’était possible. Mais à partir du moment où il a commencé à nous parler du petit bonhomme et nous dire qu’il lui a tiré dessus, alors là ça nous a vraiment semblé être de la fumisterie ! Et le capitaine partageait cette opinion ! »
– Ce qui m’étonne un peu, c’est l’aspect très sommaire du rapport de gendarmerie…
– « Oui. Cet aspect sommaire, c’est la preuve qu’on n’a pas tellement attaché d’importance aux propos de l’enfant. » (37)
• Les habitants du village
« On a tout de suite connu les tenants et aboutissants de ce récit. Mais on ne se confie pas aux étrangers ! » Voilà, en substance, ce que l’on peut aujourd’hui encore entendre dans le village. Faut-il voir dans ce mutisme la raison pour laquelle les enquêteurs de l’époque n’ont pas eu la possibilité de sortir cette affaire du cadre strictement ufologique afin d’y apporter un éclairage différent ? Toujours est-il que toutes les personnes que nous avons rencontrées sur place se souviennent fort bien de ce cas : « Les gens ne croyaient pas à cette histoire ». « On a bien rigolé ». « On a “pensé gros” ! » « D’après moi, c’est du vent ! » Et, en plaisantant : « c’est un très bon devoir de la part du gosse ! ». Telles furent les principales réponses que nous nous sommes attirées.
• Louis-Albert Zbinden
J’ai retrouvé l’un des journalistes qui, à l’époque, s’était donné la peine de venir à Prémanon. Zbinden avait alors réalisé un reportage pour le magazine radiophonique « Le Micro dans la vie », diffusé par la Radio Suisse romande. Il n’avait jamais traité ce type de sujet auparavant et il était, à cet égard, plutôt sceptique : « (…) l’irrationnel ne m’intéresse pas beaucoup, et c’est plutôt, tout compte fait, l’idée de faire une jolie ballade par un beau jour – il faisait très beau – qui nous a conduit vers le petit village de Prémanon. »
Il rencontre l’institutrice, « fort jolie » et se rend sur les lieux : « Effectivement, il y avait (…) dans un carré d’herbe, une sorte d’espace un peu pilée, un peu brûlé. Bien entendu, rien ne permettait de penser à quelque chose d’extraordinaire qui s’était produit en ces lieux. Cela pouvait résulter d’une cause tout à fait ordinaire, mais enfin il y avait ces herbes à la fois brûlées et piétinées. Dans les faits, quand je parle d’herbes “piétinées” (…), il s’agissait d’herbes écrasées. Nous n’avons rien constaté d’autre que cet espace d’herbe qui était donc malmené. »
L.-A. Zbinden interroge également les enfants : « Il s’agissait de petits enfants, qui racontaient ces choses sans référence aucune à des affaires de soucoupes volantes, de Martiens ou de quoi que ce soit. Ils racontaient avec des mots simples, parfois difficiles d’ailleurs à exprimer, ce qu’ils avaient vu et qui les avait, notons-le, assez effrayés. Je me souviens qu’un de ces gosses (…), vous voyez comme c’est précis dans mon souvenir, (…) m’avait dit alors textuellement, il [l’être] est carré comme le fourneau de l’école ! Effectivement, dans cette modeste salle d’école de montagne, il y avait un fourneau carré. Et je me souviens très bien de cette expression du gamin : il était carré comme le fourneau de l’école. »
Comme la Radio Suisse romande n’a pas conservé l’enregistrement du reportage, je demande à L.-A. Zbinden quelques précisions quant à la façon dont il a rendu compte de l’affaire ainsi que son opinion personnelle : « Je ne crois pas avoir pris parti (…), je dois certainement avoir été plutôt réticent à l’égard de cet événement et je me suis bien gardé de le gonfler surtout. Mon reportage était plutôt, je ne dirais pas dissuasif, il était factuel, il ne faisait pas du tout de tapage, ça n’était pas poussé du côté du sensationnel. (…) Incontestablement, ce jour-là, en ce lieu-là, il s’était passé quelque chose, mais je m’étais gardé de toute extrapolation, de préciser le sens à donner à ce qui s’était passé, puisque finalement, je n’étais qu’un témoin venant après l’événement et, mis à part la trace dans le pré qui était encore une réalité le lendemain, je ne faisais que recueillir des témoignages ». (34)
Prémanon, ce fait divers
À l’instar d’autres faits divers, célèbres ou tragiques, c’est, on l’a vu, un concours de circonstances exceptionnelles qui a permis l’émergence de l’affaire qui nous intéresse ici, par la combinaison de multiples éléments :
• un pâtre suisse qui avait l’habitude de se promener dans les environs de la ferme familiale,
• un devoir scolaire à effectuer,
• l’esprit imaginatif d’un gosse,
• l’intérêt que porte à ce récit l’institutrice, dont le mari a probablement déjà une culture ufologique de par la simple lecture des journaux, et qui, parmi ses relations, connaît un journaliste et un capitaine de gendarmerie,
• la vague de soucoupes de l’époque,
• une bonne disposition de la part des médias habitués à ce genre d’affaires,
• l’intervention des gendarmes,
• diverses traces dues entre autres à une colonie de vacances,
• l’association desdites traces au récit de Raymond,
• le mutisme des habitants du village,
• un environnement social favorable…
Voilà comment Prémanon s’est construit. L’élaboration de ce cas est unique. « Copyrightée », elle ne servirait sans doute pas à une autre affaire. Il n’existe pas d’équation universelle à ce niveau.
Il me paraît important de préciser que, de mon point de vue, tous les protagonistes de cette affaire ont été sincères, y compris Raymond : quelle est en effet, à un certain niveau, la part du jeu, la frontière entre le réel et l’imaginaire chez un enfant ? À partir du moment où il y eut crédit de l’institutrice, où les « experts » – M. Genillon, les journalistes, les gendarmes – sont arrivés, les repères se sont alors modifiés pour Raymond.
Il n’y eut donc aucune intention délibérée de mystifier quiconque dans cette affaire : ni de la part des journalistes, ni des gendarmes, ni de l’institutrice. Tous les acteurs ont chacun apporté une pierre à l’édifice, sans préjuger du résultat final, et personne n’est en position de pouvoir en revendiquer la responsabilité.
Il en va de même pour les enquêteurs, qui n’avaient alors pas le recul nécessaire pour apprécier la situation et apporter un éclairage différent ; il a fallu attendre six semaines pour que le groupe Cosmos commence à trouver des éléments nouveaux. Prémanon porte bien la patine de son époque, comme l’illustre la belle citation mise en exergue.
Texte © 2024 Yves Bosson
Reproduction interdite, tous droits réservés.
Bibliographie
Un astérisque indique que la référence peut être considérée comme originale.
A. Articles et documents d’époque
(1) * Rapport n˚ 29/4 de l’adjudant-chef Dubois, gendarmerie de Saint-Claude, 29-09-1954.
(2) * La Bourgogne Républicaine, 30-09-1954, p. 4.
(3) Le Dauphiné Libéré, 1-10-1954.
(4) Le Parisien Libéré, 1-10-1954, p. 7.
(5) * Le Bien Public, 1-10-1954 (in Vimana 21, n˚ 10-11, 3e trim. 1982, p. 17).
(6) * Le Progrès, 1-10-1954, pp. 1, 3 (ill.).
(7) * Rapport complémentaire n˚ 30/4 du capitaine Brustel, gendarmerie de Saint-Claude, 1-10-1954.
(8) Paris-Presse, 2-10-1954.
(9) L’Indépendant du Haut-Jura, 2-10-1954 (cite comme source d’information Les Dernières Dépêches).
(10)* Feuille d’Avis de Neuchâtel, 4-10-1954, p. 5.
(11) Journal de Genève, 5-10-1954.
(12) Milano Sera, 6-10-1954.
(13) Corriere di Sicilia, 7-10-1954.
(14)* Radar, 10-10-1954, (ill.).
(15)* Ici Paris, 11-10-1954.
(16)* Paris Match, n˚ 291, 23-10-1954, p. 5 (courrier des lecteurs : lettre de R. Michaud).
(17)* Semaine du Monde, 8-10-1954, p. 8 (ill.).
B. Articles et documents ufologiques
(18)* Comte, Claude et Rosset, André, Rapport de notre voyage-enquête à Morez, Prémanon et Saint-Claude (Jura), le 14 novembre 1954.
(19)* Guieu, Jimmy, Black-out sur les soucoupes volantes, Fleuve Noir, Paris, 1956, pp. 131-133 (rééd. Omnium Littéraire, Paris, 1972, pp. 150-152) (ill.).
(20) Michel, Aimé, Mystérieux objets célestes, Arthaud, Paris, 1958, pp. 143-150 (rééd. Planète, Paris, 1966 et 1967, sous le titre À propos des soucoupes volantes, pp. 116-119, et Seghers, Paris, 1977, pp. 126-129).
(21)* Vallée, Jacques, Challenge to Science, H. Regnery, 1966 (rééd. Ace Star Book, New York, pp. 191-193).
(22)* Garreau, Charles et Lavier, Raymond, Face aux extra-terrestres, J.-P. Delarge, Paris, 1975, pp. 211-213 (rééd. Le Livre de Poche, Paris, 1978, pp. 218-221).
(23) Pacaut, René, Ils ont rencontré des extra-terrestres, A. Lefeuvre, Nice, 1978, pp. 165-168.
(24) Figuet, Michel, OVNI, le premier dossier complet des rencontres rapprochées en France, A. Lefeuvre, Nice, 1979, pp. 90-92.
(25)* Barthel, Gérard et Brucker, Jacques, La Grande peur martienne, Nouvelles Editions Rationalistes, Paris, 1979, pp. 88-93, (ill.).
(26)* Maugé, Claude, Quelques notes sur l’affaire de Prémanon, 18-06-1990, non publié.
C. Communications personnelles
(27) Raymond, sept. 1984
(28) Charles Garreau, 12 et 14-11-1984
(29) Mme Genillon, 14-09-1985
(30) M. Genillon, 9-11-1985
(31) Claude Comte, 11-11-1985
(32) Mme Genillon, 28-08-1986
(33) Mme Genillon, 6-06-1987
(34) Louis-Albert Zbinden, 12-08-1987
(35) Raymond, 30-11-1991
(36) Les enfants du capitaine Brustel, 1-12-1991
(37) M. Vuillermoz, 30-12-1991
(38) M. et Mme Genillon, 30-12-1991
(39) Janine, 2-01-1992
Notes
[1] Les sources présentent des variantes, en particulier quant à l’orthographe des noms : Genillon (19, 22) ; Génillon (20).
[2] Roman (19) ; Romand (20) ; Rolland (22).
[3] Jeannine (19) ; Janine (20, 22).
[4] « Deux fantômes en tôle » (20).
[5] Il s’agit de « “coins” rectangulaires » selon J. Guieu et C. Garreau, de « coins triangulaires » pour Aimé Michel.
[6] Dans le texte de 1993, j’avais utilisé par erreur le terme de « procès-verbal » alors que les documents de la gendarmerie portent la mention de « rapport ». [NdA 2024]
[7] Communication personnelle de Dominique Caudron, le 8-01-1992. Voir aussi (22), p. 19 : « (…) mes dossiers personnels, constitués depuis 1949. Ils renferment des milliers de coupures de journaux, de dépêches d’agences, de lettres de correspondants bénévoles ».
[8] « À Saint-Claude, le correspondant du journal a passé un article dans La Bourgogne républicaine. J’ai lu l’article et j’ai téléphoné à la gendarmerie. Ils m’ont dit qu’effectivement ils avaient été sur place. À ce moment-là, j’ai dit : “c’est sérieux”. Je n’ai pas jugé bon de faire un article moi-même dans le journal car celui du correspondant était condensé mais complet. » (28)
[9] Voir A. Michel (1967), p. 10 : « Mon livre précédent [Lueurs sur les soucoupes volantes, Mame, Paris, 1954] m’avait mis en rapport avec un certain nombre d’enquêteurs dont les plus actifs étaient Charles Garreau et Raymond Veillith » (ce dernier deviendra le fondateur de la revue Lumières dans la Nuit).
[10] Voir A. Michel (1977), p. 17 : « Je me trouvais, professionnellement, exactement là où il fallait pour savoir sur-le-champ ce qui s’imprimait dans la presse française et étrangère, pour connaître toute information écrite ; outre l’Argus du Service de Documentation de la R.D.F., j’avais à ma disposition les services de toutes les grandes agences de presse (A.F.P., Reuter, U.P.I., A.P., etc.) ».
Sur les débuts de l’ufologie française et, en particulier, les relations entre pionniers, voir : Pierre Lagrange, « Enquêtes sur les soucoupes volantes », Terrain n° 14, mars 1990, pp. 103-105.
[11] Malgré des recherches effectuées à Lons-le-Saunier (siège du Progrès et Archives départementales), à Chassieu et à Lyon (archives du Progrès). À moins que l’article en question ne soit tout simplement celui, non signé, du Progrès, dans son édition du 1-10-1954 !
[12] Ce que confirme d’ailleurs M. Genillon qui assistera également à la « reconstitution ».
[13] Plutôt que 300 mètres, comme indiqué par erreur en 1993, sur la base d’un rapport de gendarmerie peu lisible. [NdA 2024]